Camille Fallet
Glasgow est une des métropoles où s’est bâti le capitalisme depuis la fin du XVIIIe siècle. Son architecture ancienne célèbre la puissance économique et la volonté de conquête de la Grande-Bretagne industrielle. Au cours des années 1970-1980, la ville a connu un véritable effondrement dont l’espace urbain porte les traces. Pour Camille Fallet, elle fut le décor d’un imaginaire artistique habité par le travail de Walker Evans sur l’architecture victorienne aux États-Unis.
Le livre s’ouvre par des cartes postales de Glasgow et des portraits de ses habitants au début du XXe siècle, collectionnés par Camille Fallet. La partie centrale est constituée de séquences de photographies, accompagnées de légendes développées, qui forment tantôt des parcours urbains tantôt des ensembles typologiques. Le livre se conclut par un texte de Mark Sadler, artiste et écrivain né à Glasgow, qui raconte les quartiers liés à son histoire familliale.
« La plupart des choses que j’ai photographiées ne possèdent pas vraiment la qualité d’un patrimoine. Elles sont ici idéalisées au point de devenir les motifs constitutifs de Glasgow ; les légendes en font les emblèmes d’une histoire. Le récit va du centre à la périphérie de la ville, et s’apparente davantage à une divagation qu’à une visite guidée. Cette ville au passé fastueux, qui s’est écroulée et que l’on dit aujourd’hui renaître, aura surtout été la projection de ma propre mélancolie. Le désastre produit par le capitalisme mondialisé est un spectacle effroyable qui m’hypnotise, et c’est à Glasgow, au coeur de ses ruines industrielles, que j’ai finalement choisi de regarder l’herbe pousser. » Camille Fallet.
Diplômé de l’École supérieure des beaux-arts de Nantes et du Royal College of Art à Londres, Camille Fallet enseigne à l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées à Tarbes. Il a exposé aux Rencontres de la photographie d’Arles (2019) et à la Biennale für aktuelle Fotografie à la Kunsthalle de Mannheim (2020). Son travail sur Glasgow a fait l’objet d’une exposition au Centre photographique Marseille en 2021.
Artiste et écrivain, Mark Sadler vit entre Glasgow et Berlin où il enseigne la peinture à l’Universität der Künste. Il écrit régulièrement pour des catalogues d’artistes et des magazines d’art.
Pour commencer, il me faut raconter un souvenir. Fraîchement admis dans une école d’art à Londres, j’avais pour obligation de suivre une formation accélérée en anglais. Tous les jours d’un mois de septembre radieux, alors que les étudiants n’étaient pas encore rentrés, je rejoignais à vélo l’école, face à Hyde Park, depuis Brixton Hill où je vivais. La ville défilait sous mes yeux, des quartiers les plus modestes du Sud-Ouest au fastueux South Kensington. À cette époque, j’étais totalement absorbé par le travail de Walker Evans dont je voulais comprendre la construction ; et à Londres j’avais le sentiment très troublant de vivre dans les archétypes architecturaux des bâtiments photographiés par Evans, en compagnie de Lincoln Kirstein, sur la côte est des États-Unis.
Quinze ans plus tard, en résidence à Glasgow, je fus de nouveau happé par cette beauté victorienne. Je retrouvais dans la ville les décors d’une bonne partie de mon imaginaire artistique. Glasgow n’est pas seulement la capitale industrielle de l’Écosse, elle est une des métropoles où est né et s’est développé le capitalisme depuis la fin du XVIIIe siècle. Son architecture célèbre une puissance économique et une volonté de conquête semblables à celles des grands empires dont la Grande-Bretagne s’estimait l’héritière. Les constructions en grès rouges et ocres, qu’on retrouve partout, renforce cette affirmation presque théâtrale d’une unité culturelle, commerciale et politique. Glasgow fut incontestablement une ville magnifique, et les restes de cette splendeur y sont encore bien visibles.
Deux années passèrent, et Glasgow devint peu à peu le décor de mes pensées avant que je retourne la photographier avec un chambre grand format, en noir et blanc. Je voulais construire le portrait d’une ville, qui avait commencé à s’appauvrir avant-guerre, s’était effondré dans les années 1970-1980, mais dont le passé glorieux restait toujours sensible à travers une multitude de signes. Mark Sadler, peintre et poète né à Glasgow, me fit visiter le West End de son enfance en me racontant l’histoire de sa famille. Ses récits in situ produisaient de nouveaux échos avec les images et les informations que j’avais accumulées.
À certains moments, lors de mes journées solitaires de prise de vue, j’avais le sentiment d’halluciner la ville, comme si chaque détail, chaque situation, chaque bâtiment photographiés participaient à la résurrection d’un monde disparu. Tout faisait sens, mon corps n’existait plus, je me déplaçais dans l’histoire, je flottais parmi les spectres de la ville. Extrêmement concentré sur les prises de vue, j’avais le sentiment d’être porté par une longue histoire de la photographie, d’entendre résonner les pas de Thomas Annan, le grand photographe de Glasgow au XIXe siècle, d’Atget et évidemment d’Evans : enregistrer mécaniquement ce qui se présente au regard, fragmenter le réel et projeter sa recomposition sous la forme d’un ensemble, d’une enquête, d’une exposition, d’un livre.
L’épidémie se répandant, je ne pus continuer à fantasmer Glasgow autrement qu’à travers des cartes postales montrant la ville au début du XXe siècle. En collectionnant ces images anciennes avec en tête mes propres photographies, je continuais à voyager dans l’espace et le temps. Mais, lorsque je pus enfin retourner à Glasgow, la ville me sembla bien plus petite que dans mon souvenir. À moins que, ramené à son présent, elle ne me soit apparue au contraire trop vaste et trop complexe pour correspondre aux images que je pouvais désormais produire. J’étais devenu l’opérateur d’un projet qui avait déjà trouvé son propre achèvement.
Quand je regarde maintenant les photographies réunies dans ce livre, je ne suis plus certain qu’elles racontent seulement l’histoire de Glasgow. Cette ville au passé mythifié, qui s’est effondrée et qu’on dit aujourd’hui renaître a aussi été la projection de ma propre mélancolie. Le désastre produit par le capitalisme mondialisé est un spectacle effroyable qui m’hypnotise, et c’est au cœur de ses ruines industrielles à Glasgow que j’ai finalement choisi de regarder l’herbe pousser.
To begin with, I need to recount a memory. Having just been admitted to an art school in London, I was obliged to take a crash course in English. Every day in a bright September, when the students hadn’t yet gone home, I cycled to the school, opposite Hyde Park, from Brixton Hill, where I lived. The city flashed before my eyes, from the more modest districts of the South West to the sumptuous South Kensington. At the time, I was totally absorbed by the work of Walker Evans, whose construction I wanted to understand; and in London I had the very unsettling feeling that I was living in the architectural archetypes of the buildings photographed by Evans, in the company of Lincoln Kirstein, on the east coast of the United States.
Fifteen years later, when I took up residence in Glasgow, I was once again caught up in its Victorian beauty. The city provided the backdrop for much of my artistic imagination. Glasgow is not only the industrial capital of Scotland, it is also one of the metropolises where capitalism has been born and developed since the end of the eighteenth century. Its architecture celebrates an economic power and a will to conquer similar to that of the great empires to which Great Britain considered itself heir. The red and ochre sandstone buildings found everywhere reinforce this almost theatrical affirmation of cultural, commercial and political unity. Glasgow was undoubtedly a magnificent city, and the remains of that splendour are still clearly visible.
Two years passed, and Glasgow gradually became the backdrop for my thoughts before I returned to photograph it with a large-format black and white camera. I wanted to build a portrait of a city that had started to become impoverished before the war, and had collapsed in the 1970s and 1980s, but whose glorious past was still evident in a multitude of signs. Mark Sadler, a Glasgow-born painter and poet, took me on a tour of his childhood West End, telling me the story of his family. His stories in situ produced new echoes with the images and information I had accumulated.
At times, during my solitary days of shooting, I had the feeling that I was hallucinating the city, as if every detail, every situation, every building photographed were part of the resurrection of a vanished world. Everything made sense, my body no longer existed, I was moving through history, floating among the spectres of the city. Extremely concentrated on the shots, I had the feeling of being carried along by a long history of photography, of hearing the footsteps of Thomas Annan, the great photographer of Glasgow in the 19th century, of Atget and of course of Evans: mechanically recording what is presented to the eye, fragmenting reality and projecting its recomposition in the form of an ensemble, a survey, an exhibition, a book.
As the epidemic spread, I was unable to continue fantasising about Glasgow other than through postcards showing the city in the early twentieth century. By collecting these old images with my own photographs in mind, I continued to travel through time and space. But when I was finally able to return to Glasgow, the city seemed much smaller than I had remembered. Or perhaps, brought back to the present, it seemed too vast and too complex to correspond to the images I could now produce. I had become the operator of a project that had already found its own completion.
When I look at the photographs in this book, I’m no longer sure that they tell the story of Glasgow alone. This city with its mythical past, which collapsed and is now said to be reborn, has also been the projection of my own melancholy. The disaster produced by globalised capitalism is an appalling spectacle that hypnotises me, and it is in the heart of Glasgow’s industrial ruins that I have finally chosen to watch the grass growing.