Camille Fallet
19 novembre - 17 décembre 2016
Straat galerie, Marseille Exposition dans le cadre de La Photographie Marseille #6 Festival de Photographie Contemporaine.
L’exposition propose l’actualisation d’images issues d’une des oeuvres majeure de l’art du 20e siècle : American Photographs de Walker Evans.
« Tout commence avec une boutique délabrée au coin d’une rue, spécialisée en portraits pour documents administratifs, et plus particulièrement pour le permis de conduire : l’automobile et un idéal de mobilité sont ainsi associés d’emblée à l’identité américaine. Le profil du bâtiment évoque une chambre noire, un boîtier, une boîte optique. Et cette boîte est couverte d’inscription de toutes natures, comme une collection, sinon un catalogue, de signes et d’enseignes (signs) chiffres et mots peints, souvent effacés, recouverts, pictogrammes signalétiques et graffitis. Tout cela est à lire, à déchiffrer. Mais cette boutique en forme de boîte est aussi une superposition de pans assemblés, tel un objet cubiste. A l’image du bâtiment en élévation, ce feuilletage substitue la vision d’une façade en relief vue de dessus. Le studio figure le petit bloc du volume imprimé où les images sont autant de plans de lecture superposés, emboîtés, glissant et lisibles idéalement l’un dans l’autre par transparence. »
Jean François Chevrier, extrait de « Walker Evans, American Photographs et la question du sujet » texte paru dans Communications, n°71, 2001.
Conférence sur les écrits de Walker Evans par Sylvain Maestraggi jeudi 15 décembre 2016
Walker Evans, un des photographes les plus influents du vingtième siècle, rêvait de devenir écrivain. En marge des ses publications photographiques, American Photographs (1938), Let Us Now Praise Famous Men (1941), Many Are Called (1966), il pratiqua régulièrement l’écriture, tout d’abord comme critique d’art, puis en introduction de ses portfolios pour les magazines Fortune, Architectural Forum ou Harper’s Bazaar. Dans le cadre d’ « Approximations Remontées (American Rephotographs) », l’exposition de Camille Fallet inspirée de cinq photographies de Walker Evans, Sylvain Maestraggi propose un parcours à travers l’oeuvre de l’artiste américain basé sur la traduction d’un choix de ses textes.
Sylvain Maestraggi est auteur, photographe et éditeur indépendant. Il a réalisé Histoires nées de la solitude (2009), film inspiré des textes de Walter Benjamin sur Marseille. En 2013, il crée l’Astrée rugueuse, structure d’édition au sein de laquelle il publie deux livres de photographies : Marseille , fragments d’une ville (2013) et Waldersbach (2014). Il est l’auteur, avec Christine Breton, de Mais de quoi ont-ils eu si peur? (2016), paru aux éditions commune.
Ce texte fut traduit et offert par Sylvain Maestraggi pour l’exposition où il était collé à même le mur
UN SERMON À LA CHAMBRE
C’est un livre 8 x 9 de 95 photographies sur papier glacé prises dans la partie est des États-Unis au cours des sept dernières années par un homme nommé Walker Evans, un enregistrement de ce qui se trouvait sous les yeux de M. Evans et de ce que M. Evans y vit à cette époque.
C’est du bon travail, un plaisir pour les yeux et une satisfaction pour l’intelligence. Je me réjouis pour nous que ce soient des images d’Amérique et non simplement de bonnes images, parce qu’être aussi précisément de cet endroit les rend universelles, leur donne une valeur d’échange. Cela nous permet en quelque sorte de traiter avec tous les endroits qui s’offrent à nous. Dans une œuvre d’art, et dois-je dire que ces images sont des œuvres d’art, le lieu est tout.
Les photographies d’Evans représentent, comme le dit Lincoln Kirstein dans ses notes pour le livre, un regard puritain direct – bien que non dénué d’humour. Il y a beaucoup en elles qui est une forte réminiscence des primitifs de l’art photographique. La composition a une importance secondaire dans ces simples relevés. Leur beauté permet peu de ça.
Le livre est en deux parties divisées presque équitablement entre portraits et architecture, produits et restes d’une vie sans cesse en train de disparaître. La gamme va de Voiture garée, petite ville rue principale (1932) à Relique de fer-blanc (1931) et de Femme d’un métayer cultivateur de coton d’Alabama (1936) à Pompe Maine (1933). Elles particularisent, comme Atget le fit pour le Paris de son époque. Par cela l’œil, et par conséquent l’esprit, sont induits à participer à la liste qui a été préparée – comme nous le savons peut-être.
L’effet général tient plus de l’agitation sociale que du pique-nique photographique. Il y a des références précisent dans les notes de M. Kirstein à l’œuvre de Brady durant la guerre civile. Dans les images d’Evans également nous voyons des champs de bataille après le retrait des forces engagées. Les débris embrouillés, humains et matériels, ne sont pas toujours aussi sinistres dans le cas présent, mais, malgré tout le détachement de l’approche, l’effet n’en est souvent pas moins poignant. Mais ce n’est pas tout. Ce sont là sans aucun doute des œuvres d’art avec leur propre identité, leur propre saveur, leur propre respiration par lesquelles elles sont vivantes pour nous et sans lesquelles nous ne devrions pas les regarder le dimanche en fin d’après-midi. Elles sont bonnes et méritent un examen répété.
Je me réjouis qu’Evans ait promené son regard sur l’Amérique plutôt que sur la France. Non qu’à long terme cela face la moindre différence. Cela en fait une : accentuer l’excellence du français. Pourquoi, dans le meilleur des cas, mises en évidence par nos propres perceptions, elles gagnent en intelligence pour nous. Il était absolument essentiel que quelqu’un commence ce qu’Evans a si bien fait.
Et nous verrons notre propre pays et ses implications grâce à l’œuvre de M. Evans et en viendrons à réaliser que le domaine de l’art est ici tout aussi bien qu’ailleurs. Nous errons sourds et aveugles. Nous repoussons des certitudes que – puissions-nous adopter l’état d’esprit approprié – nous devrions accueillir comme de l’eau dans le désert, des certitudes qui sont le calcium et les vitamines sans lesquelles notre squelette s’effondre. L’artiste doit nous sauver. Il est le seul qui le puisse.
D’abord il nous faut voir. Il faut nous apprendre à voir l’ici, car ici c’est partout, relié à tout autre lieu, et si nous ne voyons, n’entendons, ne goûtons, ne sentons et se sentons pas dans cet endroit non seulement nous ne saurons jamais rien, mais le monde des sens en sera diminué d’autant partout ailleurs.
Toute jalousie relative à l’art est inconcevable. Dans des images comme celles d’Evans les insectes de l’art ont pondu leurs œufs contre l’hiver actuel pour continuer à se reproduire et à ponctionner les peaux de l’esprit ralenti de l’éternité.
Evans a vu ce qu’il a vu ici, à cet endroit – c’était son universel. À cet endroit il a vu ce qui était universel. Par ses photographies il le prouve. Atget aurait apprécié.
Une de mes aversions fétiches est la croyance que nous devons nous rendre dans des endroits particuliers pour trouver l’excellence dans les arts selon le principe que l’on ne trouve pas de baleine dans l’étang d’un moulin. En effet. Vous ne deviendrez pas intelligent en buvant de la piquette dans un bistro ni savant en mangeant des tripes dans un plat estampillé par les armoiries du Christ College.
D’une seule chose relative à l’œuvre d’art nous pouvons être sûrs : elle a été engendrée d’un lieu*. Elle vient d’une application des sens à ce lieu, une musique, et ce lieu peut être le centre de la jungle africaine, le plateau mexicain, une maison close parisienne, une pièce où des chippies d’Oxford sirotent du thé ensemble ou la rue descendante dans une petite ville de Pennsylvanie.
Laissons l’artiste abstrait accrocher son manteau au dos de la porte où il s’assoie, les abstractions qu’il pense libérer sont tout aussi certainement liées à un lieu que le travail de l’artiste le plus figuratif qui soit, mais, la seule différence étant que l’un voit beaucoup plus que l’autre. Et relie cela de manière tellement plus pertinente à son objet.
Non que l’exercice ne soit aucunement nécessaire. Mais la chose réelle après laquelle en ont les fuyards, s’ils le savent, est le confort. Il est difficile de tirer le meilleur d’un milieu non développé. Le mot « milieu » montre ce que cela signifie.
Nous n’utilisons pas l’équivalent américain lieu* assez facilement, et nous nous précipitons donc vers un mot français. Mais ce n’est rien qu’une commodité et une certaine incapacité qui fait le fuyard dans ce qu’il a de pire. Au mieux il est l’entremetteur des moyens de communication entre les arts – bien qu’il l’oublie souvent et se croit exalté en proportion directe avec sa suppression de son fondement.
C’est la particularisation de l’universel qui est important. C’est le seul domaine de l’artiste. Evans est un artiste.
C’est nous-même que nous voyons, nous-même extirpés d’un cadre mesquin. Nous voyons ce que nous n’avons pas jusqu’alors réalisé : nous-même rendus dignes dans notre anonymat. Ce que l’artiste fait s’applique à toute chose, chaque jour, partout, pour accélérer et élucider, fortifier et agrandir la vie atour de lui et la rendre éloquente – pour la faire crier, comme Evans le fait par moments, roucouler, rire, et parler avec autorité quand l’occasion se présente. Par là, par la multiplicité des approches, l’agrégation de nombreux artistes en tout lieu possible, chacun avec son propre matériau produisant la même excellence – les hommes sont rapprochés et amenés à ressentir la grandeur de chacun.
Evans c’est cela. Il est à sa place.
Voici donc un livre de photographies sur l’Amérique. Ce n’est pas le premier, sans doute pas même le meilleur de nos livres d’image, mais il est éloquent, un des plus volubile sur lequel je sois tombé et qui m’ait plu. Les images sont douces pour la plupart, mais malgré cela, bien qu’intensément claires en raisonnement et en qualité visuelle, elles balancent un coup vicieux. Il n’y a là rien de « photographiquement » accablant, pas de long nez fouillant après le scandale ou la propagande dans des coins sales, aucun chiqué dans les images, la composition n’est pas un trait caractéristique – mais les images nous parlent. Et elles en disent long.
William Carlos Williams Paru dans The New Republic, le 11 octobre 1938
Traduit de l’anglais (États-Unis d’Amérique) par Sylvain Maestraggi