Camille Fallet

Standards, le Point du Jour - Centre d’art éditeur, Cherbourg, 2018

Standards

Camille Fallet a commencé par documenter les paysages de l’Aveyron, où il a grandi, et poursuit une série sur les Molènes, hautes plantes qu’on trouve presque partout dans le monde, disséminées par le vent et les automobiles. À la manière d’un enquêteur ou d’un naturaliste, Camille Fallet relève à chaque fois dans un environnement donné des éléments potentiellement significatifs. Sa recherche est aussi celle d’images antérieures, liées à un imaginaire personnel. Dans cette mémoire visuelle associative, la notion de découpage, au double sens d’extraction et de séquence, tient une place essentielle. Elle constitue le lien entre les bandes dessinées, les films fantastiques et les livres d’artistes utilisant la photographie à travers lesquels son regard s’est formé. Pour l’exercer, Camille Fallet a choisi un « sujet » commun, à la fois bien défini et en expansion. À Londres, à Glasgow, dans le périmètre du Grand Paris ou de la communauté d’agglomération de Bordeaux, son travail s’est concentré sur l’architecture « moderne », les espaces intermédiaires et les circulations multiples qui constituent les territoires urbanisés. Il tient, d’une part, de l’enregistrement en séries : répertorier des typologies, traiter un ensemble sous différents aspects. Il procède, d’autre part, d’un mouvement d’approche, généralement depuis la périphérie, où apparaissent détails et points de vue inattendus. Les photographies font ensuite l’objet d’un montage — assemblage dans l’espace, projection, mise en page. Ces formes réactivent souvent des modèles photographiques ou des œuvres d’artistes reconnus. Chez Camille Fallet, il ne s’agit pas d’une attitude postmoderne (il n’y a ni vérité ni original, uniquement simulacre et copie), mais de la possibilité d’exercer son propre regard en s’appropriant une histoire et, pourquoi pas, en la réinventant. Entre reprise et déplacement, ses images ouvrent alors à une compréhension critique de l’urbanisation actuelle et peuvent informer des actions visant à la transformer.

Exposition coproduite avec le Centre photographique d’Île-de-France.


SALLE 1


La vue à travers la baie vitrée

« Dans la première salle du Point du Jour, la vue urbaine que cadre la baie vitrée est très proche de certains paysages de mon livre The Greater Paris Landscape Manual (2012), consacré au Grand Paris. Ces paysages n’ont rien d’original, ils n’ont pas de qualités particulières ; en même temps, ils font partie de notre environnement, correspondent à des usages. Comment les regarder, quelle peut être leur existence « esthétique » ? Ici, la confrontation est directe entre mon travail et mon « sujet », dans un entre-deux entre représentation et réalité, volume et image. »


La table-vitrine :
The Greater Paris Landscape Manual,
Les Ateliers Internationaux de Matrîse d’Oeuvre Urbaine, 2012

« En 2011-2012, les Ateliers internationaux de maîtrise d’oeuvre urbaine de Cergy m’ont passé commande d’un travail photographique ayant pour thème « Le paysage, moteur des métropoles » avec comme cas d’application le Grand Paris. En réponse, j’ai produit en quelques exemplaires un livre, The Greater Paris Landscape Manual dont le titre fait référence au Landscape Manual (1970) de Jeff Wall.
Le livre combine principalement deux manières d’appréhender le paysage : la vue et la vision en mouvement. Réalisées depuis des points hauts, en utilisant les moyens de transport ou en me déplaçant à pied, les photographies font alterner différentes échelles, de la plus grande à la plus modeste. À travers près de deux mille images, le livre est un outil d’exploration du Grand Paris et une tentative de renouveler un genre en s’appuyant sur des modèles historiques.
En plus du Landscape Manual (1970) de Jeff Wall, sont présentés sous vitrine American Photographs (1938) de Walker Evans, For Publication (1991) de Dan Graham, dans lequel est republié Homes for America. Chacun traduit une expérience photographique du territoire dont le parti-pris documentaire n’exclut pas une distance, voire une ironie.
Ces livres d’artistes font partie de ma culture visuelle au même titre que les bandes dessinées et les films américains, fantastiques ou thrillers, que j’ai beaucoup regardés. Jésuite Joe (1980) d’Hugo Pratt raconte la course sanglante d’un héros solitaire dans les paysages du Nord canadien. Les planches de Pratt, alternance sans dialogues de gros plans « statiques » et de scènes d’action, restent une référence dans mon travail de photographe. Brian De Palma m’intéresse notamment par sa manière de « reprendre » Hitchcock. Dans cette scène de Blow-Out (1982), John Travolta est en train d’enregistrer des sons quand survient un accident de voiture. À travers le montage, on passe brusquement de la concentration à l’action, de l’ouïe à la vue. »


Jeune fille assise au sommet de l’échelle à poissons du barrage de Brousse-le-Château
Aveyron, 2007

Toboggan
Athènes, 2017

Memorials
Londres SW8, 2002

« Trois images qui reconstituent pour moi un récit biographique et historique. L’Aveyron, où j’ai grandi, avec des parents néo-ruraux, installés à la fin des années 1970 ; Londres, grande métropole « moderne », où j’ai fait mes études dans une école d’art ; Athènes, où je suis allé au printemps 2017 visiter la Documenta. La séquence évoque un désenchantement, la conclusion de la modernité d’après-guerre. Ce sont également des images liées à l’enfance qui, sur fond d’un monde révolu, ouvrent à une construction de soi. »


Cité Bellevue, Félix-Piat
Marseille, 2001
Photographie réalisée avec Florent Mulot

« C’est l’une de mes toutes premières images d’architecture collective. Elle m’a longtemps servi de modèle. Elle est à l’origine de mon travail sur l’architecture brutaliste à Londres, et de mon désir de traiter des villes. Elle combine deux plans : une forme « cristalline » (la barre d’immeuble et sa grille) et une forme « organique » (la rue et les détritus). C’est pour moi à la fois l’échec de l’urbanisme moderne et son ambition démesurée. »


L’Orée de Brasc
Aveyron, 2006

Two-Family Houses in Bethlehem
Pennsylvanie, 2016

« Comprendre une culture par l’image. En 1997, j’ai commencé à photographier l’Aveyron, département de mon enfance. L’observation de ce monde rural s’est fait à travers le filtre de ma culture, souvent liée aux États-Unis. Ce territoire a été un support de projection pour rejouer mes modèles.
En 2017, en travaillant comme commissaire sur un projet d’exposition, j’ai eu l’occasion de traverser les États-Unis. J’en ai profité pour aller en Pennsylvanie reproduire certaines vues qu’avait réalisées Walker Evans. D’une certaine manière, je voulais éprouver leur actualité, en faire concrètement l’expérience.
Que ce soit dans le travail sur l’Aveyron ou en Pennsylvanie, j’aime l’idée de reprendre des standards. Un peu comme un musicien de jazz qui interprète et réarrange des thèmes célèbres. Cette idée a fortement nourri mon livre The Greater Paris Landscape Manual. »


License Color Photo Studio,
Le Point du Jour, Cherbourg, 2018

License Color Photo Studio reproduit l’image d’ouverture de American Photographs de Walker Evans. À partir de la photographie d’Evans, j’ai construit une maquette à l’échelle 1/2. Je l’ai remontée dans la grande salle, vide, du Point du Jour pour la photographier. C’est l’image qui est présentée dans l’exposition.
Elle fait jouer différentes transpositions, équivalences : l’image noir et blanc d’un magasin reconstruite en volume et en couleurs ; la maquette d’un studio de prise de vue photographiée comme en studio ; un studio qui est le lieu dans lequel la photographie est exposée ; et, finalement, une architecture commerciale aux États-Unis dans les années 1930 confrontée à celle des magasins d’enseignes qu’on voit à travers la baie vitrée.»


SALLE 2

« Bordeaux sans légende »
(extraits), 2016-2017

« Dans le cadre d’Agora 2017, biennale d’architecture de Bordeaux, Bordeaux-Métropole m’a commandé un livre sur la base de The Greater Paris Landscape Manual. De plus petit format, Anthologie de l’ordinaire / Bordeaux sans légende réunit plus de deux mille images. Il a pour sujet la périphérie du centre historique. Les planches exposées sont une version réduite de certains chapitres du livre, concentrés sur l’architecture commerciale, le logement de masse, l’habitat pavillonnaire, la flore ornementale et la flore pionnière. Ce système de classification pseudo-scientifique est une forme de critique ironique, mais il invite aussi à regarder précisément cet urbanisme. La progression, d’une architecture « générique » et d’un paysage administré à différents types d’appropriations et d’espaces redevenus libres, produit un récit qui tend vers le surnaturel. »


Vue de l’estuaire de la Gironde face à la centrale nucléaire de Blaye,
« Bordeaux sans légende », 2016

« Cette vue renvoie pour moi à la Jeune fille assise au sommet de l’échelle à poissons du barrage de Brousse-le-Château, présentée dans la salle 1. Ce sont deux situations contemplatives, avec un personnage seul au bord de l’eau. De l’une à l’autre, on a comme changé d’échelle et de rapport vis-à-vis de la « nature » : à la place de la jeune fille dans le paysage qui regarde au loin, un traveller devant un panorama immense, fermé par une centrale nucléaire, qu’il semble ne pas voir. »


Vue de Créteil-le-Haut depuis Chennevières-sur-Marne
« The Greater Paris Landscape Manual », 2011

Lotissements en bande à Vert-Saint-Denis
Sénart-Ville nouvelle,
« The Greater Paris Landscape Manual », 2010

Tour d’habitation, rue Robespierre, Bagnolet
« The Greater Paris Landscape Manual », 2005

« Trois vues extraites de The Greater Paris Landscape Manual pour résumer l’urbanisme de la banlieue parisienne : l’étalement urbain à Créteil-le-Haut, des lotissements à Sénart-Ville et une tour d’habitation à Bagnolet. Les images montrent ces formes architecturales standardisées qu’on décline pour tenter de produire une impression de variété. Là encore, il y a un jeu d’échelles entre les formats des images et leurs sujets — des pavillons de Créteil à la tour de Bagnolet, avec ces bouteilles posées sur les balcons (dont la fonction semble être de chasser les pigeons). Aussi banals qu’ils apparaissent, certains de ces lieux sont « mythiques » : c’est sur le toit plat devant la tour que NTM a tourné le clip d’Authentik. »


Dépôt sauvage de verre
« The Greater Paris Landscape Manual », 2012

Industries de Fos-sur-Mer
Bouches-du-Rhône, 2015

Deux paysages (version 2)
« The Greater Paris Landscape Manual », 2017

Restes d’un déjeuner, abribus à Artigues-près-Bordeaux
« Bordeaux sans légende », 2017

Parking en désuétude
« Bordeaux sans légende », 2017

Incendie à Mérignac
« Bordeaux sans légende », 2017

« Ces images ont en commun de montrer des formes d’occupation du sol, qui est le début de toute urbanisation. Elles portent les marques d’une colonisation de l’espace : on pose un repère, on trace une carte, on industrialise à grande échelle. Mais, d’un autre côté, elles montrent aussi des traces de désordre, d’abandon et d’accident. Ce sont comme les deux faces d’une même réalité ; ainsi, la vue des industries de Fos, faite à tête renversée depuis un avion, dans laquelle l’eau devient le ciel, ou cette carte schématisée du Grand Paris qui renvoie en miroir au motif du tee-shirt. »


Glasgow in Row
2018
3 films, environ 5min
Montage : Florent Mulot

« Glasgow, en Écosse, est la ville d’Europe où l’écart d’espérance de vie est le plus grand entre quartiers riches et quartiers pauvres. Plusieurs facteurs semblent en cause (sans pour autant avoir les mêmes conséquences dans des villes comparables comme Manchester) : malnutrition, mauvaises conditions sanitaires, addictions, violences, pénibilité du travail, climat…
Le gouvernement écossais a établi des cartes qui montrent les revenus des habitants rue par rue. À partir de ces cartes et de cartes topographiques, j’ai dessiné trois routes qui traversent ces fractures sociales et se rejoignent au centre de Glasgow, sur la place de l’Hôtel-de-Ville où s’affiche sur écran géant : « People make Glasgow. » Mélangeant exploration pédestre, circulation en voiture, enregistrement photographique et vidéographique, ce travail est une tentative d’appréhender la ville mais raconte surtout une expérience photographique. »


Grandes Molènes (Verbascum thapsus)
Gairloch, Écosse, 2017
Entre-deux-Mers, Aquitaine, 2016
Lussas, Ardèche, 2016
Vallée du Tarn, Aveyron, 2015

« Depuis plusieurs années, je photographie des Molènes au hasard de mes déplacements. Ce sont des plantes rudérales, c’est-à-dire qui poussent spontanément sur des terrains pauvres, dans un milieu transformé par l’homme. Sous différents noms (Bouillon blanc, Herbe de Saint-Fiacre, Cierge de Notre-Dame, Bonhomme, Oreille de loup, Blanc de mai), on les trouve un peu partout dans le monde. Elles peuvent atteindre jusqu’à deux mètres de haut. Ces plantes m’apparaissent comme un contrepoint à l’étalement humain, une résurgence de la nature, y compris là où « l’aménagement du territoire » est le plus violent, par exemple entre les voies d’autoroute. Paradoxalement, c’est ma seule pratique régulière du portrait ; les Molènes ont la stature d’êtres humains, tous semblables et différents. J’y retrouve aussi, comme à l’état sauvage, la dimension sculpturale de l’urbanisme ordinaire que je photographie.

Mouvement - Mars 2017

Entretien - Arts visuels http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/camille-fallet

Les séries d’images de Camille Fallet dressent non seulement un état des lieux d’une modernité architecturale utopiste essoufflée, mais abordent aussi nos rapports à l’espace et au temps, redéfinis par la multiplicité des modes de déplacement et de vie. Autant de points de vue « standards » que le photographe scénarise.

Propos recueillis par Isabelle Bernini

Depuis de nombreuses années, vous photographiez les territoires périphériques des métropoles. Quelles sont selon vous les caractéristiques propres à ces zones périurbaines, à la fois identifiables et indéterminées ? Qu’est-ce que la photographie rend visible ici ?

« Parler de territoires périphériques, ou aujourd’hui, de périurbain me pose question. On a beaucoup de mal à définir ce qui s’étend au-delà des centres urbains. Je préfère le mot de banlieue, malgré sa connotation négative. C’est la ville qui n’a pas encore été intégrée à la centralité qu’elle borde, celle qui n’a pas trouvé sa forme définitive et que l’on remanie sans cesse. Cette géographie métropolitaine correspond souvent à l’empilement des projets utopiques d’après-guerre qui ont dessiné les formes urbaines jusqu'à nos jours. Du béton des années 1960 au crépi des années 1990, le tout-voiture, l’étalement à l’extrême, la sectorisation des usages… Ces éléments fabriquent une ville contemporaine a priori standardisée et stérile. Mais la ville n’est pas seulement la forme d’un paysage politique et économique, elle recèle en son sein nombre de formes individuelles ou collectives, nées de ceux qui ont peu de ressources et qui mobilisent leurs moyens propres – trouvés sur place le plus souvent – pour répondre à leurs besoins. Ce maillage et cette complexité m’intéressent. Mon activité artistique m’amène à expérimenter ces grandes échelles urbaines, à en saisir leur globalité. Je me concentre sur l’architecture « moderne », les espaces intermédiaires et les circulations multiples qui constituent ces territoires urbanisés. Cela tient, d’une part, de l’enregistrement en séries (répertorier des typologies, traiter un ensemble sous différents aspects) et procède, d’autre part, d’un mouvement d’approche, généralement depuis la périphérie, et d’où apparaissent détails et points de vue inattendus. En figeant le sujet, la photographie nous révèle ce que l’œil ne saurait voir : elle nous permet de regarder notre environnement sans nécessairement y être impliqué physiquement. La photographie a cette capacité à fragmenter le flux de la perception et à en extraire des objets. Avec l’accumulation de ces fragments, tel un puzzle, on recompose une carte mentale et visuelle de la ville. »

Doit-on y voir ici une critique de l’urbanisation actuelle croissante ?

« Je ne porte pas un discours global sur la métropole du XXIe siècle. Par contre la ville m’intéresse comme expérience, celle du dehors. Ce travail relève d’une approche esthétique de cette expérience : une approche « lyrique » d’un monde a priori « anti-lyrique », que l’on pourrait rapprocher d’une attitude Baudelairienne. En ce sens, effectivement, il s’agit d’une activité critique : j’exerce mon intelligence à démêler ce que je perçois pour lire le « palimpseste » urbain et en évaluer sa plasticité. »

Alors que la photographie consisterait plutôt à faire un « arrêt dans le temps », vos images rendent aussi compte d’un déplacement dans le paysage. Dans un contexte de « mobilité généralisée », comment votre démarche traite de ces rapports à l’espace et au temps ?

« Selon moi il n’y a pas de réelle contradiction entre cette idée de déplacement et l’image fixe de la photographie. Figer un mouvement parle justement de ce même mouvement. Par exemple, la photographie de danse révèle ce qui fait l’essence de la danse : le corps en mouvement, sa distorsion physique. Dans mon travail, je révèle le corps urbain par le mouvement possible qu’il offre : je photographie en conduisant en voiture, assis en transport en commun ou en marchant dans la rue. Jeff Wall, dans son ouvrage Landscape Manual (1969), montrait déjà qu’à partir de l’habitacle et au travers du pare-brise existe une expérience esthétique du paysage équivalente à la veduta [terme associé à la peinture renaissante basée sur la représentation en perspective des paysages urbains – Ndlr]. Mes photographies intègrent aussi cette subjectivité du point de vue que chacun peut rapprocher de sa propre expérience. Selon moi, les nouveaux « lieux communs » sont à chercher dans ces secteurs de déplacement. »

Comment votre travail s’est-il imprégné de la notion de « documentaire » ? Comment renouvelle-t-il cette notion aujourd’hui ?

« Toute photographie est en soit un document. J’adhère à la différence que fait Jean-François Chevrier entre « document culturel » et « document d’expérience ». La qualité d’une œuvre documentaire tient sur la qualité d’expression d’une expérience. Le montage, l’écriture donnent à comprendre cette expérience pour celui qui regarde. La photographie pour moi n’a d’intérêt qu’a travers son « édition » et, pour reprendre les termes de Walker Evans, je suis du coté du « documentaire lyrique ». S’il s’agit de renouveler le genre, je dirais plutôt que les formes changent. De même que la poésie à changé d’expression (le poète aujourd’hui est rappeur), je pense mon activité avec les outils d’aujourd’hui, et les nouvelles possibilités de réception des images. »

Votre travail se développe également sous forme de livre d’artiste (Anthologie de l'ordinaire - Bordeaux sans légende, Bordeaux Métropole, 2017 ; The Greater Paris Landscape Manual, Les Ateliers Internationaux de maîtrise d'œuvre urbaine, 2012 . Comment cette forme éditoriale permet-elle un autre développement de votre démarche ?

« Mon rapport à l’image s’est construit avec le livre, que ce soit avec la littérature, la bande dessinée, le livre photo, ou le livre d’artiste. C’est la relation la plus exclusive que j’éprouve avec une œuvre. La plupart de mes projets démarrent donc sous la forme d’un livre, ce qui me permet d’approcher mon sujet avec moins de contraintes qu’avec l’espace d’exposition et ses réalités physiques. Le livre possède un système de lecture très simple où se déploie une narration linéaire qui limite les confrontations physiques d’un trop grand nombre d’images. Anthologie de l'ordinaire - Bordeaux sans légende et The Greater Paris Landscape Manual, sont deux livres volumineux contenant près de 2000 images qui tentent de saisir des entités urbaines dans leur globalité. Depuis leur plus grande échelle, jusqu’à l’échelle la plus modeste, celle du sol. Ces deux livres existent grâce à leurs commanditaires et résultent d’une complète liberté de travail de prise de vue, de montage et de graphisme. Je ne suis pas certain que cela aurait été possible avec un éditeur classique. »

Depuis quelques temps, vous photographiez également des molènes, que vous croisez au fil de vos voyages et explorations. Que vous inspirent ces plantes qui poussent où elles veulent ?

« Ce sont des plantes rudérales, c’est-à-dire qui poussent spontanément sur des terrains pauvres, dans un milieu transformé par l’homme, et que l’on trouve un peu partout dans le monde, sous différents noms (Bouillon blanc, Herbe de Saint-Fiacre, Cierge de Notre-Dame, Bonhomme, Oreille de loup, Blanc de mai). Ces plantes m’apparaissent comme un contrepoint à l’étalement humain, une résurgence de la nature, y compris là où « l’aménagement du territoire » est le plus violent, par exemple entre les voies d’autoroute. Il y a une recherche d’altérité dans cette collection et, paradoxalement, c’est ma seule pratique régulière du portrait ; les Molènes (Bonhomme) ont la stature d’êtres humains, tous semblables et différents. Elles peuvent atteindre jusqu’à deux mètres cinquante de haut. J’y retrouve aussi, comme à l’état sauvage, la dimension sculpturale de l’urbanisme ordinaire que je photographie. »

L’exposition présente également la photographie d’une maquette à l’échelle 1/2 que vous avez recréé : un magasin de portraits photographiques, tiré d’une image iconique de Walker Evans (License Photo Studio, New York, 1934). C’est une mise en abîme du sujet photographique et de l’histoire de la photographie documentaire. Comment situez-vous votre travail d’aujourd’hui dans cette histoire ?

« Au départ, j’avais réalisé cette maquette pour une exposition à Marseille, Approximation Remontée (American Re-photographs) à la Straat Galerie en 2016, dans laquelle je réactivais certaines photographies du livre American Photographs (1938) de Walker Evans. Cette maquette fonctionnait aussi comme une reprise d’Etant donnés (1946-1966) de Marcel Duchamp. J’ai remonté ce décor dans la grande salle, vide, du Point du Jour pour l’enregistrer à l’identique de la photographie originale. C’est l’image qui est présentée dans l’exposition. Elle fait jouer différentes transpositions, équivalences : l’image noir et blanc d’un magasin reconstruit en volume et en couleurs ; la maquette d’un studio de prise de vue photographiée comme en studio ; un studio qui est le lieu dans lequel la photographie est exposée ; et, finalement, une architecture commerciale aux États-Unis dans les années 1930 confrontée à celle des magasins d’enseignes qu’on aperçoit à travers la baie vitrée du Point du jour. Mes formes réactivent souvent des modèles photographiques ou des œuvres d’artistes reconnus. Ce n’est pas une attitude postmoderne (il n’y a ni vérité ni original, uniquement simulacre et copie). Je me pense dans une filiation, où il s’agit de la possibilité d’exercer son propre regard en s’appropriant une histoire et, pourquoi pas, en la réinventant. »

65 /pages/01.expositions/82.standards/standards.007..jpg *Standards*, le Point du Jour - Centre d’art éditeur, Cherbourg, 2018