Camille Fallet

Notes sur l'asphalte, une Amérique mobile et précaire, Pavillon Populaire, Montpellier, 2017 - commissariat d'exposition
collaboration J.Ballesta

Notes sur l'asphalte
Une Amérique mobile et précaire 1950-1990

D'innombrables travaux photographiques ont été réalisés sur les paysages américains. A l'écart des étendues sauvages, des monuments naturels et des édifices emblématiques, la géographie ordinaire, celle qui est pratiquée au quotidien, n'a pas été écartée. Des bicoques en bois des années 1930 aux lotissements contemporains, des bourgs pionniers aux shopping centers, l'Amérique paraît avoir été photographiée en tout point.

Notes sur l'asphalte entend contribuer à ce vaste ensemble photographique, tout en faisant un pas de côté. Cette exposition est composée de travaux n'ayant quasiment jamais été montrés en dehors de cercles universitaires restreints. Y sont présentés les documents photographiques que des chercheurs ont produits, alors qu'ils partaient s'enquérir de l'architecture et des paysages américains, dans ce qu'ils ont de plus communs. Des années 1950 à 1990, des géographes, historiens du paysage, architectes et urbanistes sont en effet partis sur les routes, à travers une agglomération, un État, l'ensemble du pays, circulant parfois sans destination précise. Leur objectif était de mieux connaître les lieux que les Américains habitent et façonnent, mais aussi de mettre en place des manières d'enquêter basées sur la photographie. Ces chercheurs ont prélevé, collecté, emporté, archivé des fragments de réalité, pour ensuite s'y référer dans leurs écrits.

Parmi ces chercheurs, six sont exposés : John Brinckerhoff Jackson, figure fondatrice des landscape studies, David Lowenthal, théoricien du paysage et du patrimoine, Donald Appleyard et Allan Jacobs, architectes et urbanistes, Chester Liebs et Richard Longstreth, américanistes et historiens du bâti. Leurs archives sont composées de milliers de prises de vue, pour certains, de dizaines de milliers, pour d'autres. À l'exception notable des pellicules noir et blanc de D. Lowenthal, toutes leurs photographies ont été réalisées sur diapositives. J. B. Jackson et A. Jacobs ont utilisé la couleur dès les années 1950, D. Appleyard, R. Longstreth et C. Liebs, à partir des années 1960 et 1970, alors même que le noir et blanc était largement dominant dans la photographie documentaire. Ils ont également choisi d'utiliser un appareillage léger, afin que la prise de vue ne les détourne pas de l'expérience directe du terrain. Sans trépied, appareil à la main, à bord d'un véhicule ou non loin, ils étaient en mesure de prendre des notes visuelles. Enfin, tous se sont tournés vers des paysages fragiles, mouvants et inconstants qui, selon les mots de J. B. Jackson, relèvent du vernaculaire. En un sens, J. B. Jackson, C. Liebs, R. Longstreth, etc., ont fait preuve d'une curiosité continue pour une géographie qui, a priori, n'avait rien de remarquable et était susceptible de s'effacer rapidement.

Bien qu'elles relèvent de démarches de recherche longuement développées, leurs notes photographiques n'ont pas été basées sur des protocoles strictement définis. Elles sont issues de pratiques amateurs, empiriques et personnelles, et ne résultent pas de savoir-faire professionnels, bien qu'elles aient été effectuées à des fins scientifiques.

 

Les archives de six chercheurs

Les travaux photographiques de J. B. Jackson, D. Lowenthal, D. Appleyard, A. Jacobs, C. Liebs et R. Longstreth ont en grande partie échappé à l'histoire de la photographie et à ceux qui l'écrivent, et ce, pour plusieurs raisons : leurs auteurs n'appartiennent pas au monde de l'art, ils n'avaient pas été reconnus comme des acteurs de la photographie documentaire, ils n'ont pas participé à des commandes photographiques institutionnelles, enfin, ils n'ont pas valorisé leurs photographies comme des œuvres à part entière. Un des moyens de localiser leurs prises de vue est d'identifier des ouvrages structurés autour d'observations visuelles accompagnées de prises de vue personnelles. Il est ainsi possible de remonter des livres aux archives, lesquelles sont conservées dans des centres de recherche, au bureau ou au domicile des auteurs. Les photographies y sont classées comme des notes de terrain factuelles. Regroupées par catégorie, elles donnent à voir des paysages composés de silos, de stations-service, de mobile homes, de main streets, de même que des festivités et des rassemblements plus ou moins informels...

Afin de rendre compte de l'organisation de ces archives, des grilles thématiques ont été constituées. Elles comportent des photographies de plusieurs auteurs et reprennent certains de leurs sujets de prédilection. Parallèlement, des diapositives ont été entièrement reproduites, dans le but de restituer leur richesse graphique : la prise de vue est encadrée par une monture sur laquelle les auteurs ont renseigné les lieux, les sujets et les scènes photographiés. Enfin, un diaporama synthétisant les travaux de D. Lowenthal vient compléter cette première étape consacrée aux archives des six chercheurs de Notes sur l'asphalte.

 

Un voyage au sein d'une Amérique mobile et précaire

Au regard de ses diapositives, J. B. Jackson a voyagé de 1956 à 1989, année après année, en moto, en voiture. Il a alterné des parcours d'un ou de quelques jours et des périples longs et sinueux. En tout sens, il a cheminé à travers les États-Unis, comme en mai 1976, lorsqu'il avait fait étape en Californie, au Nouveau-Mexique, dans l'Oklahoma, etc., jusqu'à bifurquer vers l'Illinois, l'Indiana et l'Iowa. La régularité et la durée de ses périples font de lui un chercheur-voyageur singulier, mais durant la même période, il ne fut pas le seul à s'enquérir sur la route de l'originalité, du devenir et des fragilités du paysage américain. Suite à l'obtention en 1965 d'une bourse Guggenheim, D. Lowenthal a voyagé et photographié durant trois ans, notamment du Vermont à la Pennsylvanie et de la frontière mexicaine à la Colombie britannique, au Canada. À partir de la fin des années soixante, R. Longstreth est parti à la découverte de l'architecture commerciale le long des main streets, des strips et d'une multitude de bords de routes. C. Liebs a fait de même au tournant des années 1970 et 1980 ; il perpétue depuis ses pratiques à la fois routières et photographiques. Si A. Jacobs et D. Appleyard ont surtout investi des métropoles, dont celles de San Francisco, Pittsburgh et San Diego-Tijuana, c'est en se déplaçant d'un axe à l'autre et en s'interrogeant sur les circulations urbaines qu'ils ont principalement photographié.

Les archives de Notes sur l'asphalte permettent ainsi de façonner un voyage synthétique, au cours duquel les routes américaines sont jalonnées d'enseignes et de panneaux faits main, d'activités commerciales spontanées et passagères, de constructions répétitives mais diversement utilisées, d'habitats peu ancrés et prêts à être délaissés, de zones reléguées, ou encore de lieux de dépôt et de points de rejets.

 

Des pratiques photographiques partagées

La photographie des chercheurs et celle des artistes sont unies par certaines convergences, encore peu étudiées. W. Evans, J. B. Jackson, D. Lowenthal et W. Christenberry ont eu un intérêt commun pour la modestie et l'instabilité de l’architecture vernaculaire américaine : de la bicoque en bois des métayers jusqu'au mobile homes du prolétariat contemporain. C. Liebs, R. Longstreth, J. B. Jackson et D. Lowenthal ont lié photographie et périple, comme l'ont fait W. Evans allant vers le Vieux Sud, nombre de photographes de la F.S.A et de la Standard Oil, puis Robert Frank et Stephen Shore... Ils ont privilégié la note photographique, sa spontanéité, sa rapidité et sa capacité d'articulation à l'écrit, comme Dan Graham avec « Homes for America » et Robert Smithson avec « The Monument of Passaic ». Dans « The View from The Road », D. Appleyard s'est posé des questions analogues à celles de J. Wall dans son « Landscape Manual ». Comment appréhender l'environnement extérieur à partir de l'habitacle automobile ? Comment le photographier tout en rendant compte de l'expérience du déplacement ? Les calendriers de Thomas Strong, graphiste à New Haven et ancien élève de W. Evans, conduisent d'ailleurs à se demander si la photographie américaine des paysages ordinaires était vraiment limitée à quelques figures isolées.

Variétés d'auteurs, photographes amateurs, sont manifestement partis photographier le paysage américain, mobile et précaire. Leurs travaux permettent d'envisager une histoire de la photographie bien plus vaste et complexe que ne le laissent apparaître les seules œuvres artistiques pensées et conçues pour être montrées.

68 nsa.021..jpg *Notes sur l'asphalte, une Amérique mobile et précaire*, Pavillon Populaire, Montpellier, 2017 - **commissariat d'exposition** collaboration J.Ballesta